mardi 14 février 2017

( Au petit matin c'est l'horizon qui penche )



Extrait de Poka
" Elle n’avait pas le droit d’être là, évidemment. On ne rentre pas chez les gens comme ça, même si ce n’est plus chez les gens. Même si ce n’est plus chez personne.
Mais c’était ouvert.
L’appartement est vide, pratiquement. Son regard caresse les derniers meubles, son bureau, son meuble télé. Son armoire dans la chambre. Abandonnés, probablement. Des vieilles choses un peu défoncées, mortes parce qu’inutilisées, oubliées. Ca lui fait de la peine, c’est presque encore pire, parce que ce n’est pas encore tout à fait chez personne, alors. C’est encore un peu chez lui.
Comme dans les films où les scènes se superposent les unes aux autres dans un ralenti et sur un fondu de couleurs sépias, de vieilles images un peu abimées remontent à la surface de sa mémoire comme des petites bulles qui lui glissent des frissons dans le dos. Les aubes qu’elle a traversé avec sa bande, assise à la table qui était juste là, devant les fenêtres, on voit encore les traces de pied sur le parquet. Une lourde table en bois noir beaucoup trop grande pour lui tout seul. Tout était beaucoup trop grand pour lui tout seul, elle avait pensé la première fois. Elle avait aussi pensé qu’elle aimait l’odeur d’ici. L’odeur des gens, qui imprègne leur chez-eux, elle pourrait les reconnaitre entre mille. Sa mémoire olfactive est la plus exigeante, mais aussi la plus puissante. Elle pense qu'il a du partir depuis peu, l’appartement sent encore lui.
Ils fermaient les rideaux pour se soustraire à la lumière, il n’y avait rien de pire que de commencer à entendre les oiseaux chanter et de voir le soleil se lever alors qu'ils n’avaient pas encore dormi. Toujours, ils terminaient les soirées ensemble à débattre en se regardant langoureusement et seuls leurs genoux se frôlaient. Elle était la dernière à partir, ils se disaient au-revoir longtemps  et elle rentrait seule chez elle, dans le froid coupant du matin, quand les lèvres sont devenues sèches de sommeil, de coke et de désir.
Elle n’avait plus repensé à lui depuis longtemps, elle ne sait pas pourquoi elle a eu ce besoin d’ouvrir la porte, de faire un tour et de renifler les lieux. Comme un animal, pourtant c’est comme une humaine qu’elle sent son coeur se serrer devant le vertige de l’appartement vide. Comme sa tête, vide, un village évacué après un drame dont les murs se renvoient encore les échos. Les souvenirs rebondissent pareil, ici, entre les hauts plafonds. Vestiges de tout ce qu’elle a manqué vivre. Ce n’est pas du regret, ce qu’elle ressent entre les omoplates là tout de suite, c’est plus subtil, plus retors, c’est du chagrin pur de quelque chose qui s’en est allé.
Simplement. " 

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