( Des mois qu'on ne s'était pas vue. Des mois. Alors
on s'est assise dans ma cuisine, la chauffage à fond, les jambes
repliées contre la nappe de la table, plissée et propre, la pluie grise
battant aux fenêtres, on a mis le cd de Kyo et on a chanté, des lumières
dans nos yeux, on avait tout retenu, toutes les paroles, pourtant
c'était il y a dix ans. Les souvenirs sont revenus, sans qu'on se les échange, on savait, on se souvenait. Cette maison immense et mal chauffée, le papier peint et le lino arrachés, les canalisations mises à nus,
les escaliers sans rampes aux marches défoncées, les meubles trouvés
dans la rue qui s'entassaient les uns sur les autres. Il y avait le
Nesquick qu'on mangeait sans lait, parce que le lait avait tourné depuis longtemps et que personne ne s'en souciait,
les pâtes au ketchup, le café qu'on buvait noir et fort pour rester
éveillées toute la nuit, parce qu'on avait pas assez de temps, pas assez
de temps à deux, on grimpait au grenier, on fouillait les armoires
remplies d'objets insolites des heures entières, oubliant où se trouvait
le soleil dans le ciel, on lisait, blotties, en s'interrompant pour se
lire des passages qu'on appréciait, et puis parfois on s'enfuyait, quand
l'ambiance devenait trop lourde d'alcool et de non-dits. Il
y avait notre chambre, dans laquelle on s'était construite cette
cabane, immense, avec le lit superposé en métal gémissant, les murs sur
lesquels on avait écrit toutes nos pensées à la gouache criante, des paroles du Seigneur des Anneaux à nos poèmes de mutilées, le velux
sur lequel on s'asseyait à quatre étages du sol, la vue sur la
cathédrale, les mégots de clopes volés dans le cendrier qu'on jetait
dans le jardin de la voisine, et Kyo qui courait en boucle sur notre
petite chaîne, en boucle, en boucle, en boucle, avec nos cœurs d'adolescentes en mal de famille au bord de la noyade. On s'était manqué. Fort. ) |
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