Extrait de Poka
" Elle
n’avait pas le droit d’être là, évidemment. On ne rentre pas chez les gens
comme ça, même si ce n’est plus chez les gens. Même si ce n’est plus chez
personne.
Mais
c’était ouvert.
L’appartement est vide, pratiquement. Son regard caresse les derniers meubles, son bureau, son meuble télé. Son armoire dans la chambre. Abandonnés,
probablement. Des vieilles choses un peu défoncées, mortes parce
qu’inutilisées, oubliées. Ca lui fait de la peine, c’est presque encore pire,
parce que ce n’est pas encore tout à fait chez personne, alors. C’est encore un
peu chez lui.
Comme
dans les films où les scènes se superposent les unes aux autres dans un ralenti
et sur un fondu de couleurs sépias, de vieilles images un peu abimées remontent à
la surface de sa mémoire comme des petites bulles qui lui glissent des frissons
dans le dos. Les aubes qu’elle a traversé avec sa bande, assise à la table qui
était juste là, devant les fenêtres, on voit encore les traces de pied sur le parquet. Une lourde
table en bois noir beaucoup trop grande pour lui tout seul. Tout était beaucoup
trop grand pour lui tout seul, elle avait pensé la première fois. Elle avait
aussi pensé qu’elle aimait l’odeur d’ici. L’odeur des gens, qui imprègne leur
chez-eux, elle pourrait les reconnaitre entre mille. Sa mémoire olfactive est la plus exigeante, mais aussi la plus
puissante. Elle pense qu'il a du partir depuis peu, l’appartement sent encore lui.
Ils
fermaient les rideaux pour se soustraire à la lumière, il n’y avait rien de
pire que de commencer à entendre les oiseaux chanter et de voir le soleil se lever alors qu'ils n’avaient pas encore dormi. Toujours, ils terminaient les soirées
ensemble à débattre en se regardant langoureusement et seuls leurs genoux se
frôlaient. Elle était la dernière à partir, ils se disaient au-revoir longtemps et elle rentrait seule chez elle, dans le froid coupant du
matin, quand les lèvres sont devenues sèches de sommeil, de coke et de désir.
Elle
n’avait plus repensé à lui depuis longtemps, elle ne sait pas pourquoi elle a
eu ce besoin d’ouvrir la porte, de faire un tour et de renifler les lieux. Comme un animal, pourtant c’est comme une humaine qu’elle sent son coeur se
serrer devant le vertige de l’appartement vide. Comme sa tête, vide, un village
évacué après un drame dont les murs se renvoient encore les échos. Les souvenirs
rebondissent pareil, ici, entre les hauts plafonds. Vestiges de tout ce qu’elle
a manqué vivre. Ce n’est pas du regret, ce qu’elle ressent entre les omoplates
là tout de suite, c’est plus subtil, plus retors, c’est du chagrin pur de
quelque chose qui s’en est allé.
Simplement. "